Au fond le problème, c'était que même lorsqu'il déniait faire des efforts, Tewis n'en faisait que par obligation. Ses réactions ne venaient plus de ses tripes mais du calcul infini de ce qui pouvait le ramener à une vie socialement acceptable. Ses maigres et hésitants sourires, ses marques d'affection très approximatives... lorsqu'il parvenait à passer outre sa rancœur, c'était dans une mathématisation de ses sentiments qui n'avait rien de bon pour sa propre santé mentale. Il aimait sa femme par obligation, il riait parfois des blagues de ses voisins parce qu'il valait mieux ne pas se mettre tout le monde à dos.

Remarquant combien il souffrait de faire semblant de ne pas souffrir, Tewis tenait scrupuleusement à raréfier ses témoignages de bon sens et de bonne foi. Résultat, il était devenu un être abject aux yeux de tous, et si le regard de cette stupide pompier qui lui avait soit disant sauvé la vie lui importait peu, la déception qu'il lisait dans les pupilles de sa femme l'inquiétait un peu plus. Il se persuadait pourtant habilement du contraire pour lui répondre toujours sèchement et avec une distance qu'il minimisait de temps à autre, comme pour la manipuler. En réalité, il ne savait plus vraiment où il en était: ces soirs où il l'embrassait, ces quelques fois où ils sortaient, il lui arrivait de sentir à nouveau les choses plutôt que de les mesurer. Malheureusement, en général, il revenait à cet état de lassitude désagréable et étouffant qui était le sien.

Comme si tout ceci n'était pas assez compliqué, il avait fallu que, dans un élan de passion témoignée une fois toutes les morts d’évêque, Willow tombe enceinte. Ca avait été le coup de massue, la claque, le réveil et en même temps le coma prolongé. Brody était le petit rayon de soleil de Tewis, la seule personne qu'il savait encore aimer de tout son cœur et ce même s'il conservait une certaine distance entre eux. Il avait honte, quelque part. Il lui arrivait de s'énerver pour un rien, parce que c'était un mauvais jour: il était un mauvais père au même titre qu'il était un mauvais mari, seulement faire souffrir Brody le culpabilisait étonnamment davantage.

En attendant, donc, il se retrouvait face à un dilemme dont il n'était pas le seul à devoir choisir l'issue: devenir père à nouveau dans ces conditions ou convaincre Willow d'avorter? Dans tous les cas les conséquences seraient terriblement lourdes, et il n'osait seulement pas s'interroger sur ce qu'il préférait. Passif. Il resterait encore et toujours passif. Face à ce comportement cependant, il semblait logique que madame Bradford riposte. Aujourd'hui, ce serait discussion au parc. Brody jouerait tranquillement avec sa nourrice et, pendant ce temps, ses parents prendraient l'air pour essayer de discuter de ce qu'ils voulaient. Tewis appréhendait le moment en tant qu'il savait qu'il allait faire preuve de la même indécision, encore et toujours. Il serait peut-être même désagréable, pour changer. Il ne s'agissait pas simplement de choisir de quelle couleur repeindre le salon; il fallait décider de donner la vie ou la reprendre, et dans tous les cas L'ancien professeur de sport verrait sa vie changer du tout au tout... il avait le sentiment de ne pas en avoir la force.

Lorsqu'ils arrivèrent au parc, Tewis tenta de s'extirper de la voiture spécialement conçue pour répondre à ses difficultés, se traînant avec peine du siège avant à son fauteuil, que Willow avait déplié pour lui. Comme toujours. Et jamais il n'esquissa un merci. « Bon. Euh. Tu veux qu'on se mette dans un coin ou on parle en marchant? » Il se mordilla la lèvre de l'intérieur, râlant contre lui même, les narines crispées comme s'il était en colère. « Enfin, en roulant pour ma part. »